Taipei, Histoires au Coin de la Rue


TAIPEI,
Histoires au Coin de la Rue
Auteurs: Jane Jian; Lin Yao-teh; Walis Nokan; Lo Yi-chin; Wu Ming-yi; Chi Ta-wei; Chang Wan-k'ang; Chou Tan-ying; Shu Kuo-chih
Editeur: L'Asiathèque
Traduit du chinois (Taiwan) par: Olivier Bialais; Marie-Paule Chamayou; Mélie Chen; Gwennaël Gaffric; Coraline Jortay; Marie Laureillard; Damien Ligot; Lise Pouchelon; Chingjin Wu-soldani
Préface de Gwennaël Gaffric
Nombre de pages: 236

Quatrième de Couverture

Ce recueil, qui réunit des nouvelles d'auteurs taïwanais contemporains, propose une plongée dans l'atmosphère de la ville de Taipei, telle qu'elle est ressentie par une série de personnages souvent transplantés dans la métropole à la suite d'évènements politiques, de drames familiaux ou pour des raisons économiques. Parmi eux, des jeunes gens de diverses origines, confrontés à des moments douloureux de leur existence, qui s'interrogent sur leur identité et leur avenir. En intermèdes à ces récits au climat parfois âpre, sombre et violent, des échappées dans de petits restaurants de rues de la capitale ménagent au lecteur des haltes savoureuses. Elles sont l'oeuvre de Shu Kuo-chih, bien connu à Taiwan pour ses chroniques gastronomiques.
 
Mon Avis

Premier ouvrage de L'Asiathèque que je découvre, j'ai été charmée par la qualité des récits proposés. A travers huit nouvelles et sept chroniques culinaires, nous est présentée la ville de Taipei, lumineuse et ténébreuse à la fois, avec ses transformations et son folklore, par la voix de ses résidents venus de tous horizons.

Avec "Le Petit Bassin de Taipei", traduit par Wu Ching-jin Soldani, Jane Jian livre un sanwen - texte poétique d'inspiration autobiographique - où elle relate son départ de la campagne pour la ville à l'âge de quinze ans. Rejetée par les autres, elle a du mal à s'adapter à l'environnement rythmé et au souffle industriel, se perd souvent dans l'immensité des rues et doit s'enduire d'huiles et de crèmes pour gérer son mal des transports. Mais, chaque jour, elle découvre de nouvelles impressions et finit par s'attacher à ce lieu en perpétuelle évolution qu'elle qualifie de théâtral, "or les écrivains aiment par-dessus tout les lieux dramatiques", écrit-elle. C'est sa solitude qui a fait d'elle l'écrivaine qu'elle est aujourd'hui.

Dans "La Rue de Lungch'üan", traduit par Marie Laureillard, Lin Yao-teh dévoile une face plus sombre de Taipei en mettant en scène un personnage demandant vengeance à celui qui fut son ami mais lui "vola" sa petite-amie par un duel. La rue du titre accueille un marché en plein jour mais devient lieu d'affrontement la nuit, où une violence brutale s'opère.

La ville devient triste dans "Ca, Cette Pluie de Chagrin" qui porte bien son titre, de Walis Nokan, traduit par Marie-Paule Chamayou. Ch'en Pao-lo, nostalgique de son village dans les montagnes qu'il a dû quitter pour suivre des études, a du mal à s'intégrer et subit le harcèlement et les discriminations sur ses origines par certains élèves de son école. Sa soeur, avec qui il vit, doit subvenir aux besoins de toute la famille et endure les désillusions d'une vie trop idéalisée.

Lo Yi-chin nous raconte à son tour sa vision de Taipei avec "Le Mémorial de Tchang Kaï-chek", traduit par Lise Pouchelon. Le héros, né de parents Continentaux, se pensait intégré à la vie de Taipei mais va se rendre compte, à la suite d'une remarque d'un ami, que les différences entre Continentaux et Taïwanais de souche sont toujours observées. De là, une certaine gêne le gagne et il va se souvenir que, malgré sa vie passée dans cette ville, il peut s'y perdre très facilement et ne la connaît donc jamais vraiment.

Wu Ming-yi narre ensuite avec sa plume de conteur pleine d'une jolie poésie "Une Histoire de Toilettes", traduit par Gwennaël Gaffric. Parler de toilettes publiques ? quelle idée ! Et pourtant il parvient non seulement à nous offrir une drôle de fable aux penchants surnaturels, à raconter tout ce qui peut arriver dans ce genre de lieu, mais nous décrit également avec justesse l'implantation de tout un quartier. Le héros, un enfant surnommé Moustique, vit avec ses parents quincaillers et sa soeur en plein coeur d'un marché. L'exiguïté de leur lieu de vie les oblige à utiliser les toilettes publiques, et c'est en pleine nuit que Moustique doit aller seul y soulager un besoin pressant. Fortes de légendes sur les démons, le garçon y vivra un bouleversement. Par cette histoire, l'auteur nous présente la vie commerçante mais aussi l'entente d'un voisinage nombreux et le pouvoir des croyances en des divinités.

La construction de "La Carte d'Identité d'un Inconnu", de Chi Ta-wei, traduit par Olivier Bialais, est très intelligente et m'a totalement séduite. Un policier effectue des contrôles d'identité sur un pont quand un jeune homme en scooter arrive. Il n'a pas ses papiers sur lui et, aux questions de l'officier nerveux, il ne répond que brièvement. Mais, en pensées, celles qu'il tait au policier de peur de ce qui pourrait alors en découler, le jeune homme se dévoile, s'explique, et c'est de cette façon que nous apprenons à le connaître et comprenons que ce jeune homosexuel est dans l'attente fébrile et désespérée de résultats d'un test sanguin. C'est triste, tragique, et paradoxalement très beau à lire.

Dans "Videoman", traduit par Damien Ligot, Chang Wan-k'ang nous fait suivre les pensées d'une jeune serveuse d'un café où se rencontrent "bachoteurs et vieux taros" (étudiants pour les premiers, Continentaux âgés émigrés à Taipei pour les seconds). Par sa voix désabusée - ne se plaisant pas vraiment dans ce travail - et parfois naïve - elle enchaine les relations sans que nous comprenions ce qu'elle recherche vraiment -, nous entendons également plusieurs avis politiques.

Enfin, Chou Tan-ying termine cette anthologie avec "Retour Nocturne", traduit par Mélie Chen. Une épopée dans la vie d'un père et de sa fille, lui chauffeur de taxi de nuit à Taipei, elle étudiante et donnant des cours particuliers à Paris. Cette nouvelle est à la fois triste et paisible, au final assez touchante. Les deux protagonistes principaux, solitaires, pensent chacun à l'autre mais aussi aux valeurs de la vie qu'ils ont choisi de suivre.

Entre chacun de ces récits, pour la plupart sombres et mélancoliques, sont disséminés des délices culinaires de Shu Kuo-chih, traduits par Coraline Jortay. De "La Soupe de Nouilles au Boeuf Halal de la Rue Chunghsia" aux "Vermicelles Sautées du Marché de Lungch'üan", en passant par "Le Lait de Soja du Marché de Huashan", faisant partie du copieux mais délicieux petit-déjeuner taïwanais, "Les Nouilles de la Mère Liu de T'ienmu" avec ses nouilles pimentées dites tan-tan, "une institution, un monstre sacré", qui sont à l'honneur, "Les Nouilles de Fuzhou de la rue Yenp'ing" avec leur restaurant qui a résisté et résiste encore aux changements du temps, puis "Le Curry Wuyün du Marché de nuit de l'Université Normale", pour finir avec le meilleur (pour la gourmande que je suis): "Le Chocolat Artisanal Truffe One de la Rue Yungk'ang", une chocolaterie implantée dans une rue chic d'un quartier huppé proposant des truffes au chocolat fourrées de pâtes de fruits (mangues, kiwis...). Spécialiste des chroniques gastronomiques, Shu Kuo-chih nous fait saliver de gourmandise avec, pourtant, un style simple mais addictif. En énumérant les ingrédients, détails de préparation, textures, saveurs, sans oublier (et en insistant même sur ce point) l'environnement et l'ambiance des échoppes culinaires qu'il visite, il nous donne envie de nous rendre sur place afin de goûter chacun des plats présentés. Plus que de simples repas, ce sont des expériences qu'il nous propose: "Ces pâtisseries pétries minute, tout juste sorties du four, ce lait de soja fumant, cette atmosphère où flotte une délicieuse odeur de cuisson, ces employés qui s'affairent de concert comme une grande famille... tout excite les papilles."

Jane Jian décrit bien cette ville: "Taipei fait disparaître les quatre saisons et rend plus floues les frontières nationales, il embrasse à la fois le classique le plus local et le moderne le plus avant-gardiste. Il aime se transformer avec audace, répare maladroitement les catastrophes causées par les bouleversements du temps, jusqu'à ce qu'enfin une logique unique émerge dans la ville: se servir du changement pour rétablir l'ordre, résoudre les problèmes anciens avec du neuf et, pour affronter les nouveaux défis qui se présentent à elle, se remodeler de façon encore plus créative. Et ainsi les problèmes semblent disparaître."
Taipei se réinvente donc chaque jour tout en restant fidèle à elle-même. Cette ville où une perpétuelle évolution côtoie de près les traditions ne vit pas de la même manière le jour et la nuit, mais cet ouvrage prouve surtout qu'elle est faite par l'esprit de ses habitants et différemment perçues selon les visions qu'ont ces derniers de ce qui les entoure. Découvrir ces différentes opinions est instructif et intéressant, et le talent de chaque auteur et caractéristiques de chaque récit sont naturellement mis en avant.



Citations:

* Le plus grand amour produit la plus grande beauté et la plus grande beauté fait naître les soutiens les plus dévoués. (Jane Jian - "Le Petit Bassin de Taipei")

* L'imagination permet d'échapper à la misère du monde réel et empêche les jeunes qui ne trouvent pas de branches où se poser de sombrer dans le ressentiment. (Jane Jian - "Le Petit Bassin de Taipei")

* La pluie continue à déferler sur la ville, comme si elle chantait pour eux la complainte du chagrin et du désespoir. (Walis Nokan - "Ca, Cette Pluie de Chagrin")

* Les connaisseurs savent qu'il n'existe pas de plat bon ou mauvais pour la santé en soi - tout dépend de la manière de le déguster. (Shu Kuo-chih - "Le Lait de Soja du Marché du Huashan")

* "Rester fidèle à soi-même", "se contenter de ce qu'on a", autant de beaux principes qui fléchissaient sous l'effet que la littérature produit sur l'imagination, face à un monde pourtant plus inaccessibles encore. (Chou Tan-ying - "Retour Nocturne")



Suzy B.

  

Commentaires

  1. Intéressant le coup des transitions culinaires. Bien sur, tu as testé tout les plats ? Et tu as visité Taipei ce week end ?^^

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    1. Oui, j'y suis allée en pensées ! ;)
      Et les saveurs ressortaient du livre, c'était magique ! ^^ En tout cas c'est une excellente idée ces intervalles, j'ai beaucoup aimé !

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    2. Merci d'avoir eu le courage de lire ce texte !

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  2. Waouw ! Quelle longues et belle chronique. Moi aussi j'ai craqué pour les recettes culinaires.

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    1. Oui, elle est longue... je n'ai pas réussi à faire autrement ! ^^ Merci, j'ai hâte de lire ton avis !

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